Le congrès mondial des écrivains de langue française qui s’est tenu dernièrement à Tunis a été organisé avec la collaboration de l’Institut français et principalement par Etonnants Voyageurs. Un festival né à Saint-Malo, ville portuaire de Bretagne, au nord-ouest de la France, dans les années 90. Une rencontre qui explore les littératures d’Orient, d’Amérique latine, d’Afrique en invitant des écrivains du monde entier. Depuis, cette grandmesse de la littérature s’est externalisée au Mali et au Congo, cette fois-ci à Tunis, nous apprend Mélani le Bris, fille du fondateur du festival, Michel le Bris. Dans ce sillage, plus d’une trentaine d’auteurs se sont réunis pour le 1er congrès mondial des écrivains de langue française, sensibles à certaines questions liées à la culture africaine, à l’identité, à la langue et au métissage. Parmi eux, un Tunisien très en vue, Yamen Manaï. Ingénieur en télécommunication vivant en France, auteur à succès, lauréat de plusieurs prix. Grand lecteur, appréciant tout autant la poésie arabe que les contemporains américains, Yamen Manaï a participé aux débats et cafés littéraires organisés à la Cité de la culture, dans le cadre de ces assises de la littérature monde qui donnent des signes avant-coureurs du prochain sommet de la Francophonie.
Le premier roman qui vous a fait connaître auprès du grand public est-ce L’amas ardent ?
La marche de l’incertitude a reçu le Comar d’or en 2009. La sérénade d’Ibrahim Santos a eu du succès en France. Il est vrai cependant que « L’amas ardent » traite de la révolution tunisienne. Ce roman récompensé par plusieurs distinctions dont le Prix des cinq continents de la Francophonie en 2017, a eu une résonance particulière en Tunisie et dans le monde francophone. C’était au moment même où les jeunes Tunisiens avaient mauvaise presse et faisaient la Une des médias internationaux pour de mauvaises raisons. J’ai également la chance d’avoir un éditeur tunisien, Elyzad. Une maison sérieuse qui n’a rien à envier aux maisons d’édition françaises. Pour ce qui est de mon dernier livre Bel abîme, l’histoire a pour point de départ une des bagarres entre parlementaires tunisiens, au Bardo. Un texte qui émane de ce que j’avais éprouvé en regardant ces scènes. Cela m’a bouleversé de voir des comportements aussi ignobles de ces dits élus en train de profaner les ambitions de dignité et d’espoirs nourris par les Tunisiens depuis la révolution. J’ai eu envie d’écrire sur la violence de notre société qui est forte avec les faibles et faible avec les forts.
Nous sommes au congrès des écrivains, des thèmes liés aux écrivains d’expression française ont été débattus, qu’en pensez-vous ?
Ce qui caractérise la littérature, c’est la liberté. Qui sait, j’écrirai en arabe un jour. Rien ne l’interdit. C’est une langue que j’adore. Aujourd’hui j’écris en français. L’interrogation sur ce qui nous anime et les ressorts de la littérature resteront toujours d’actualité. La vie est faite pour bousculer nos certitudes. La réponse d’aujourd’hui ne sera pas forcément celle de demain. L’évolution, le changement sont l’essence même de la vie.
Vous êtes installé en France, vous écrivez en français et vous êtes édité par une maison d’édition tunisienne, avez-vous réussi à vous positionner dans le monde de l’édition français où il est difficile de percer ?
Je ne suis pas dans l’esprit de conquête de la France ou de l’espace francophone. Ce n’est pas forcément mon dada. Ce qui ne m’empêche pas de signaler que J’ai la chance d’avoir un éditeur tunisien, comme nous avons la chance d’en avoir d’autres qui émergent et qui essayent de faire du bon travail ici comme en France. Pour ce qui me concerne, j’ai envie de faire lire les Tunisiens. C’est le sens de mon engagement auprès d’Elyzad. Cette démarche part d’un constat personnel. Moi qui aime les livres, j’ai constaté le désamour des Tunisiens envers les livres, notamment durant les années Ben Ali. Je me souviens quand j’étais élève, je me faisais agresser et chahuter dans le bus scolaire par d’autres élèves, parce que je lisais un livre. Ils avaient estimé que je les agressais presque. Alors que je passais un bon moment en compagnie de ce livre et loin de moi l’idée de heurter quelqu’un. Les élèves ne savaient même pas de quel titre il s’agissait, dans quelle langue il était écrit, ils m’ont arraché le bouquin des mains. J’ai su me défendre. Mais c’est un acte qui symbolise la perception que l’on se fait du livre en Tunisie. Alors que j’avais eu la chance de voyager en France et de voir les gens lire dans les parcs, dans les bus, les métros. Les librairies fleurissaient partout. Au même moment, celles de Tunisie fermaient leurs portes, ainsi que les bibliothèques municipales, comme dans mon propre quartier de Ben Arous. Nelson Mandela disait, une nation qui lit est une nation qui gagne. Or, à ce propos, les chiffres sont alarmants en Tunisie. Pour rester sur une note positive, la révolution a eu le mérite de libérer des énergies. Les Tunisiens s’intéressent à la littérature monde. Il faudra consacrer plus de rubriques littérature dans les journaux et les médias tunisiens.
Le congrès des écrivains de langue française a été l’occasion de débattre de concepts importants, tels que l’identité, la langue, la francophonie même.
Ces grands événements ont une part institutionnelle qui peut être décriée. Nous avons l’impression que des gouvernements et des puissances sont derrière l’organisation de ce type d’événements. Pour ma part, je le prends pour ce qu’il est ; le bonheur de retrouver des écrivains, de pouvoir discuter avec eux, de m’inspirer d’eux, et de rencontrer le public et des lecteurs. Je ne théorise pas et me contente de ce qui est bon à prendre.
Comment se passe l’acte d’écrire, avez-vous la hantise de la page blanche ou bien écrivez-vous facilement ?
J’ai écrit quatre romans. Ils sont publiés. Chaque texte m’a montré que l’écriture est une expérience unique et singulière. Aucun livre ne ressemble à un autre. La métaphore n’est toujours pas partagée par d’autres confrères. C’est comme si vous aviez des enfants, chaque enfant est unique, même si la même maison les abrites tous. Ce n’est pas parce qu’on a écrit un livre qu’on est capable d’en écrire un autre ou dix, qu’on va réussir le onzième. La page blanche est toujours un défi et représente une difficulté. Mais lorsque l’on est animé par l’étincelle, la page noircit vite.
Vous semblez préoccupé par la situation du pays qui passe par une période délicate et un moment charnière de son histoire. Que vous inspire ce moment-là ?
J’ai l’impression qu’aujourd’hui, nous avons appris à manifester et à sortir dans la rue. La peur a changé de camp. Nous l’avons constaté de fait le 25 juillet dernier. Donc, nous avons aujourd’hui et, heureusement, réussi à mettre en place des garde-fous. S’il y a un fou à la tête du pays, on saura l’intercepter. Ce qui s’est passé pour beaucoup est une bonne chose. Pour ma part, je ne me fais pas confiance. Je m’interroge sans cesse et refuse donc de donner un blanc seing à qui que ce soit. Du coup, j’observe et reste méfiant.
Pensez-vous que la Tunisie s’est tirée d’affaire après la révolution, au regard de ce qui passe dans certains pays du monde arabe et africains qui s’enlisent dans des crises interminables ?
Le roman L’amas ardent évoque ces villages tunisiens qui ne sont pas raccordés à l’eau courante et à l’électricité et où les enfants sont encore obligés de faire des kilomètres à pied et dans la neige pour aller à l’école. Si on pense à eux, ne serait-ce que par décence, on ne peut prétendre que la Tunisie s’en est bien sortie. « Quand je me regarde, je me désole, quand je me compare, je me console ». C’est une phrase que je n’aime pas. Moi, je ne me compare à personne et n’ai pas envie de comparer la Tunisie à aucun autre. Chaque pays a ses propres spécificités. De plus, les Tunisiens qui souffrent, qui n’arrivent pas à vivre correctement, qui survivent à peine, on ne peut leur demander de regarder ailleurs et de s’estimer heureux. Par contre, j’ai envie de voir mon pays évoluer.